Soigner son langage
Datant de 1946, « La politique et la langue anglaise » est un texte majeur d’Orwell qui annonce la novlangue de «1984 ». Ardent défenseur d’un langage clair, l’auteur y dépeint une langue moderne en plein déclin, « laide et imprécise », « truffée de tournures vicieuses ». Imparable, le diagnostic est plus que jamais d’actualité. L’écrivain fustige le « langage sans vie et imitatif » des responsables politiques, les euphémismes technocratiques (l’usage du terme « pacification » pour des bombardements aériens de villages, ce qu’on nommerait aujourd’hui « frappes chirurgicales »), l’abus de métaphores faisandées qui ne correspondent à aucune image («la pieuvre fasciste a chanté son chant du cygne »), l’inflation de termes latins ou pseudo-scientifiques pour faire prétentieux... Pour Orwell, ce n’est pas seulement un problème de style, mais de fond :
« Si la pensée corrompt le langage, le langage peut aussi corrompre la pensée. » Un style obscur, ennuyeux et pompeux masque souvent des mensonges ou une pensée déconnectée du réel. Comme antidotes, l’écrivain recommande une liste de six règles pour lutter contre cette décadence linguistique :
1. N’utilisez jamais une métaphore, une comparaison ou toute autre figure de rhétorique que vous avez déjà lue à maintes reprises.
2. N’utilisez jamais un mot long si un autre, plus court, peut faire l’affaire.
3. S’il est possible de supprimer un mot, n’hésitez jamais à le faire.
4. N’utilisez jamais le mode passif si vous pouvez utiliser le mode actif.
5. N’utilisez jamais une expression étrangère, un terme scientifique ou spécialisé si vous pouvez leur trouver un équivalent dans la langue de tous les jours.
6. Enfreignez les règles ci-dessus plutôt que de commettre d’évidents barbarismes. »
Du point de vue du lecteur français contemporain, Orwell ne s’est trompé que sur un point : dans « La politique et la langue anglaise », il déplore la contamination d’expressions étrangères, latines ou grecques, jugées plus chics que les mots anglo-saxons. En français, soixante-dix ans plus tard, c’est exactement l’inverse qui se produit massivement. Gare donc aux affreux process, benchmark, challenger...
« N’utilisez jamais un mot long si un autre, plus court, peut faire l’affaire. »
Source : Le Point N° 2398 page 60 du 16 août 2018